Vivre deux fois.

Publié le par Palinodie

Mon amour,

 

Ce soir, je suis de bonne humeur. Et si j'étais du sud, j'irais sous la charmille ou sous l'orme du mail, crier ton nom, au loin sur la Durance. Hurler sur l'herbe jaune, au-dessous d'un ciel lourd, c'est comme naviguer sur des flots voluptueux.

Mais je suis de Bretagne. Un pays froid, aux allures celtiques. La pluie fine transperce les cœurs les plus hardis. La boue aussi atteint l'honneur et les tissus de choix. Les visages sont hâves et les membres engourdis.

Je vois de ma fenêtre des champs et des bois noirs, un étang vert-de-gris, une ferme sans toit. Le vent souffle et gémit, faisant mouver les ombres sur les murs tapissés de ma petite chambre. La lanterne au plafond grince et se balance, me faisant craindre encore la venue d'un fantôme.

Ces contrées sont si sombres que l'on croit toujours voir, dans les allées profondes de nos parcs millénaires, des silhouettes d'un songe, des âmes délaissées, des corps à l'abandon.

Le parquet grince aussi. Et les murs et les meubles. La tour nord du château m'apparait plus morbide que lorsqu'il pleut averse le premier de novembre.

Ma plume grince aussi, sur le papier humide de mon cahier noirci. Les pages me manqueront pour finir la nuit.

Ici l'on ne dort pas. Morphée depuis des siècles n'envahit plus nos murs et délaisse nos corps, ignorant le sommeil. Elle craint les corridors et l'air qui s'engouffre dans les salons antiques.

Elle a fuit nos lits-clos pour d'autres nuits plus clairs, plus chaudes et plus tranquilles.

Elle nous livre alors à l'errance nocturne, aux rêves éveillés, aux craintes immobiles.

Dans ce château sans lune, on baille seulement. Le soir au coin du feu, avec en main les cartes d'une partie de tric-trac. Le feu s'endort bientôt et la cendre comme un drap bien épais, recouvre la bois noir, fatigué de brûler. La buche s'endort; pas nous.

Mais il faut le faire croire et donner l'illusion. Singer le sommeil, imaginer un rêve, simuler les yeux lourds et le marchand de sable.

Alors on se sépare, comme chaque soir, pour la nuit.

Le père dans la tour nord, entouré de ses livres. La mère dans la tour sud, entouré de ses linges, la fille dans la tour est, entouré de ses fards.

Et moi dans la tour ouest, entouré de mes pages.

Et chacun se retrouve, dans un lit toujours froid, à craindre la nuit noire qu'il va falloir souffrir et ses bruits insolites qui font croire aux vampires.

Les ombres et le silence, les cris lointains mais proches, le son de l'eau qui glisse, des feuillages qui dansent et des oiseaux qui sifflent.

Au fond de ces nuits sans sommeil, assis sur un fauteuil devant un bureau plat, je sillonne mes pages d'une encre noire et sombre. J'invente des histoires et découvre des mots, décris des paysages, imagine des rêves. Les feuilles s'assombrissent quand frappe soudain le jour; je presse alors ces pages, innombrables, inutiles.

Les nuits passent et s'affolent, les saisons se succèdent et la vieillesse approche. Et je n'ai pas dormi.

 

Aurais-je vécu deux fois?

 

Publié dans message d'amour

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